vendredi 1 mai 2009

Il a ployé son aile indubitable en moi


"Le fait d'écrire est comme une sorte de profanation."
Comment comprendre cette déclaration d'Emil Cioran?
Afin de tenter de répondre à cette question, il semble, au préalable, indispensable de définir ce que nous devons entendre par ce terme même de "profanation". Pour cela nous nous appuierons sur le texte de Giorgio Agamben intitulé "Éloge de la profanation" publié pour la première fois en 2005, celui-ci fournissant un certain nombre de pistes permettant de mieux saisir les enjeux de la présente question. Nous y apprenons que toute religion repose sur la notion de séparation, et plus particulièrement de la séparation entre deux sphères biens particulières à savoir celle du sacré et celle du profane. Le passage de l'une de ces sphères à l'autre ne peut avoir lieu que dans un cadre bien précis et régi par des lois immuable à savoir celui du rite et du sacrifice et dans l'acte de consacrer (sacrare) entendu comme soustraction d'un objet à l'usage des hommes pour le dédier aux dieux, l'acte de profaner revenant à effectuer l'opération inverse.

Ce qui a été séparé par le rite peut être restitué par le rite à la sphère profane. Ainsi, une des formes les plus simples de profanation se réalise par contact (contagione) à l’intérieur même du sacrifice qui met en œuvre et règlemente le passage de la victime de la sphère humaine à la sphère divine. Une partie de la victime est réservée aux dieux (les viscères, exta : le foie, le cœur, le vésicule biliaire, les poumons) alors que ce qui en reste peut être consommé par les hommes. Il suffit que ceux qui participent au rite touchent ces chairs pour qu’elles deviennent profanes et qu’on puisse simplement les manger. Il est donc une contagion profane, un toucher qui désenchante et restitue à l’usage ce que le sacré avait séparé et comme pétrifié (Giorgio Agamben, Profanations, Editions Payot et Rivages, 2006, p.97)

Si l'on considère que le religieux s'incarne dans la combinaison du mythe comme récitation des paroles sacrées et du rite comme réitération et mise en scène du mythe, il est possible de déceler une des manifestation les plus courantes de l'acte de profanation dans le jeu, celui-ci maintenant le rite au détriment du mythe dans l'acte de jouer (ludus) tout en conservant ce dernier au sein du jeu de mot (jocus).



Ainsi le jeu ferait partie de ces activités permettant un sortir de la sphère du religieux restituant les objets consacrés à un usage profane tout en y maintenant une dimension religieuse diffuse. Mais pour aller plus loin dans notre analyse il est nécessaire d'étendre celle-ci à un domaine plus large et de l'ouvrir à une interprétation sociale et politique. Il est important de relever, à ce propos, le passage suivant, dans lequel Giorgio Agamben introduit une réflexion des plus pertinente se basant sur un texte de Walter Benjamin :

« Le capitalisme comme religion » est le titre d’un des plus pénétrants fragments posthumes de Benjamin. Selon Benjamin, le capitalisme ne représente pas seulement, comme chez Weber, une sécularisation de la foi protestante, mais il constitue en lui-même un phénomène religieux qui se développe de manière parasitaire à partir du christianisme. Comme tel, comme religion de la modernité, le capitalisme est défini par trois caractéristiques : 1) Il s’agit d’une religion cultuelle, et peut-être de la plus extrême et de la plus absolue qui n’ait jamais existé. En elle, tout ne prend sens que par rapport au déroulement d’un culte et non pas par rapport à un dogme ou à une idée. 2) Ce culte est permanent, c’est « la célébration d’un culte sans trêve et sans merci ». les jours de fête et les vacances, loin d’interrompre le culte, en font partie. 3) le culte capitaliste n’est pas consacré à la rédemption ou à l’expiation de la faute, mais à la faute elle-même : « Le capitalisme est peut-être le seul cas d’un culte non expiatoire mais culpabilisant…Une monstrueuse conscience coupable qui ignore la rédemption se transforme en culte, non pas pour expier sa faute, mais pour la rendre universelle… et pour finir par prendre Dieu lui-même dans la faute… Dieu n’est pas mort, mais il a été incorporé dans le destin de l’homme. » ( Giorgio Agamben, Profanations, Éditions Payot et Rivages, 2006, p.107)

La religion et le sacré se trouvent alors subvertis par le capitalisme qui, en prenant le rôle d'instance séparatrice des choses, distribue celles-ci, non plus entre profane et sacré, mais entre valeur d'usage et valeur d'échange au sein d'une sphère unique : celle de la consommation. De fait, au sein des régimes capitalistes, toute profanation devient impossible, chaque objet étant administré par lui se trouvant immédiatement soustrait à tout usage en tant que fétiche.

Le canon théologique de la consommation comme impossibilité de l’usage a été fixé au XIIIᵉ siècle par la curie romaine dans le cadre du conflit qui l’opposait à l’ordre des Franciscains. Dans leur revendication de la « pauvreté la plus haute », les franciscains soutenaient la possibilité d’un usage totalement soustrait à la sphère du droit. Pour le distinguer de l’usufruit, ou de tout autre droit d’usage, ils l’appelaient usus facti, usage de fait (ou du fait). Contre les franciscains, jean XXIII, implacable adversaire de l’ordre, promulgua sa bulle Ad conditorem canonum. Selon son argumentation, pour les choses qui sont objet de consommation, pour la nourriture, les vêtements, etc., il ne saurait y avoir d’usage distinct de la propriété parce que ce dernier se résout tout entier dans l’acte de la consommation des choses, c’est-à-dire dans leur destruction (abusus). La consommation, qui détruit nécessairement la chose, n’est rien d’autre que l’impossibilité ou la négation de l’usage, qui présuppose que la substance de la chose reste intacte (salva rei substantia) ( Giorgio Agamben, Profanations, Editions Payot et Rivages, 2006, p.108)



Une des solutions envisageables afin de remédier à cette perte de l'usage et de contribuer à la restitution de celui-ci à la communauté des hommes réside justement dans le jeu entendu comme moyen sans fin, c'est-à-dire comme pratique existant en propre et en dehors de toute finalité. Ainsi le chat jouant avec une pelote de laine détourne son activité prédatrice de son objet (la souris) afin de l'exercer dans une sphère autre, celle du jeu, lui permettant ainsi de se déployer en dehors de toute finalité effective ou, en tout cas, en dehors de celle vers laquelle elle tend à l'origine. Ainsi l'acte de chasser, de la traque et de la mise à mort se trouvent détournés de toute détermination et se changent en actes purs et désintéressés, c'est-à-dire en moyens sans fins.
Le même phénomène est observable au sein du langage, lorsque la langue se défait de tout rapport au signifié pour ne plus se montrer que comme parler pur. Nous en avons quelques exemples dans les Élégies de Duino de Rilke ou chez Mallarmé.
C'est donc, peut-être, à ce langage que Cioran fait allusion lorsqu'il compare l'écriture à un acte de profanation. il est en effet envisageable qu'il entende par là que, par l'écrit, il serait possible de restituer à l'usage des hommes ce dont ils ont été privé par le règne de la marchandise en les soumettant aux régimes du faux et des simulacres. Ainsi nous montre-t-il que s'il n'a, en effet, pas "dépassé le cynisme" c'est peut être parce qu’il est indispensable d'en posséder une bonne dose pour se plonger dans l'épaisseur de la machine capitaliste et de sa spectacularisation afin d'en arracher les lumineuses bribes de vérité et d'authenticité qui y demeurent et en rendre l'usage à ses contemporains.

1 commentaire:

  1. Aveux et anathèmes5 mai 2009 à 02:37

    "Il y a du charlatan dans quiconque triomphe en quelque domaine que ce soit."
    Cioran

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