samedi 30 mai 2009

Addendum


Afin de compléter le post précédent, il me semble tout à fait bienvenu de publier ce film de Jean Painlevé sur la "Quatrième Dimension".
Celui-ci donne, en effet, un intéressant aperçu de l'influence de l'esthétique surréaliste sur son travail scientifique, notamment dans l'utilisation de certains effets spéciaux dont la désuétude est tout à fait plaisante.
Je vous laisse donc apprécier le talent de ce cinéaste qui sait attirer les profanes que nous sommes vers le domaine des sciences en choisissant opportunément un thème racoleur et en habillant son propos d'une heureuse touche saugrenue

jeudi 28 mai 2009

The Seahorse Rears to Oblivion


Jean Painlevé, petit fils de Paul Painlevé, a suivi des études de médecine, puis il s'est lié avec les surréalistes avant de s'intéresser au cinéma à partir de 1925. Il est le précurseur du cinéma scientifique et s'intéresse plus particulièrement au monde animal. Il apporte une dimension poétique et artistique au documentaire scientifique, en mettant véritablement en scène les animaux. En 1928, il réalise La Pieuvre, inspiré des Chants de Maldoror de Lautréamont. Painlevé donne une dimension dramatique à l'animal en filmant les caresses de ses tentacules sur la tête d'une poupée ou sur un crâne. Mais c'est en 1933 qu'il remporte un véritable succès avec L'hippocampe. Après la guerre, il réalise Le vampire, une métaphore sur le nazisme à travers un documentaire zoologique sur une chauve-souris d'Amérique du Sud; puis Assassins d'eau douce où des insectes et des larves s'entretuent dans des mares. Voici un extrait de son travail sur les chevaux aquatiques, avec une musique de Current 93.


mardi 26 mai 2009

La Beauté philosophique



Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand


Death in June, fall apart (rose mix)

And if I wake from Dreams
Shall I fall in Pastures
Will I Wake the Darkness
Shall we Torch the Earth?
And if I wake from Dreams
Shall we find the Emptiness
And break the Silence
That will stop our Hearts?
And if I wake from Dreams
Shall we cry Together
For their Howling echoes
And restart the Night?

And why did you say
That things shall fall
And fall and fall and fall
And fall apart?

And shall I wake from Dreams
For the Glory of Nothing
For the cracking of the Sun
For the crawling down of Lies?
And if We fall from Dreams
Shall we push them into Darkness
And stare into the Howling
And clamber into Night?
And if I fall from Dreams
All my Prayers are Silenced
To Love is to lose
And to lose is to Die...

And why did you say
That things shall fall
And fall and fall and fall
And fall apart?

jeudi 21 mai 2009

like zombies, usually something goes wrong when they wake up again

Pierre Bismuth, Most wanted men, NYC, Banks Violette

Banks Violette est un jeune artiste new-yorkais.
Son travail consiste en une confrontation entre l'univers du minimalisme et de la sculpture conceptuelle avec une esthétique heavy metal ou tirée de films de série Z.
Ses pièces sont souvent constituées de matériaux noirs et brillants associés à des formes blanches et fantomatiques qui leur procurent un caractère inquiétant voire menaçant.
Par exemple, lors de sa première exposition personnelle au Whitney Museum of American Art à New York, il érige la reproduction grandeur nature d'une église incendiée dont la blancheur entre en un puissant contraste avec la scène noire sur laquelle elle repose.
Banks Violette revendique clairement des groupes tels Burzum ou Mayhem comme faisant partie des inspirations fondamentales de son travail.
Notons également qu'il collabore régulièrement avec Stephen O'Malley du groupe Sun O))) celui-ci composant la bande son de certaines de ses installations
Sa nouvelle exposition se déroule en ce moment à la Team Gallery, à New York, du 7 Mai au 20 juin 2009














Sunn O))), Richard trve

lundi 18 mai 2009

La fabrique du désir

Einfühlung, by Adrien Missika



Edward Lewis Bernays, neveu de Sigmund Freud, est à l'origine de l'adaptation des théories de son oncle au sujet de l'inconscient à la publicité, à la propagande politique (qu'il rebaptisera habilement "relations publiques", terme encore largement utilisé de nos jours) et à la manipulation de l'opinion publique. Son idée est la suivante : il ne sert à rien de s'adresser à la raison du citoyen ou du consommateur, mieux vaut viser directement ses pulsions et sa libido afin de créer chez lui le désir puis le besoin. De cette manière il sera possible de vendre de plus en plus de produits de consommation dont l'utilité effective deviendra de plus en plus annexe et ce, dans des quantités croissantes.
Du point de vue politique, son apport au développement de la société de consommation et à l'encadrement idéologique des citoyens dans le cadre d'un totalitarisme soft reste encore à ce jour, selon moi, inégalé.
Vous apprécierez tout particulièrement la séquence du reportage durant laquelle ses amis de l'American Tobacco Compagny lui donnent pour mission de briser le tabou concernant les femmes et la cigarette et comment celui-ci arrive à faire passer le fait de fumer pour un geste iconoclaste d' émancipation féminine en rebaptisant les cigarettes "torches of freedom".
C'est également à lui que l'on doit la célèbre affiche " I want you for US army" celui-ci ayant activement participer au formatage de l'opinion publique afin de lancer les Etats-Unis dans le feu de la première guerre mondiale.
Le cœur de sa théorie repose sur le postulat suivant : la démocratie serait sans cesse mise en danger par la supposée "bêtise" des masses et celles-ci doivent, en conséquence, être dirigées par les minorités "éclairées" (comprenez possédantes) afin de ne pas menacer le système en place.
Si vous désirez vous faire votre propre opinion sur ce personnage, je vous invite à consulter son célèbre ouvrage sobrement intitulé Propaganda, comment manipuler l'opinion en démocratie
qui figurait, pour information, en bonne place dans la bibliothèque de Joseph Goebbels.

mardi 12 mai 2009

shadows of our forgotten ancestors (1964)



"Toutes les choses vivantes sont liées les unes aux autres, ce lien est sacré et rien, ou presque rien, n'est étranger à quoi que se soit [..]Représente-toi le monde comme un être unique et une âme unique. Considère comment tout contribue à la cause de tout, et de quelle manière les choses sont tissés et enroulées ensemble".
Marc Aurèle.



Les chevaux de feu raconte l'amour de deux jeunes gens separés par la haine que se vouent leurs familles et que seule la mort reunira. Mais loin d'un histoire mièvre, le film s'éloigne des sentiers de la narration au profit d'une esthétique intemporelle. L'enchainement des évênement intéresse moins que le temps figé dans une réconciliation entre ethnologie et poésie. L'histoire se déroule dans un village houtsoule dans les carpathes ukrainiennes, et évoque véritablement le rêve d'une société sans âge et sans époque, profondément marquée par les rites et la tradition, tandis que l'homme est pensé comme partie intégrante de l'univers. Rêve de réenracinement dans un cosmos où le sacré est partout, dans un rapport magnifié à la nature qui fait sens. Formellement on assiste à un cinema figuratif où chaque plan est conçu comme un tableau, Serguei Paradjanov avoue avoir puisé dans des palettes aux influences baroques et avoir demandé des conseils à un vieux peintre carpathe, Feder Manaïlo : « J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant » déclare-il dans un entretien. L'esthétique particulière de ce film doit également beaucoup à son chef opérateur qui raconte comment il a réalisé la scène où le père de Maritchka assassine d’un coup de bartka (hache) son rival, le père d’Ivan. De ce coup violent surgit à l’écran une longue coulée de sang. En surimpression arrivent les chevaux de feu. L’incroyable Youri Illienko, chef opérateur du film s’en explique ainsi : « Ce plan viré d’un rouge sombre des chevaux sautant un fossé, c’est bien moi qui l’ai imaginé. Paradjanov trouvait cette idée stupide… Il faisait froid, j’ai acheté quatre bouteilles de Vodka, saoulé un jockey, creusé une tranchée et je me suis déplacé avec ma caméra. Les chevaux ne voulaient pas sauter ! Finalement, tard dans la journée, ils se sont décidés… J’ai pris ensuite une poire à lavement pleine de peinture rouge et je l’ai vidée sur l’objectif. »









lundi 11 mai 2009

L'angoisse est la disposition fondamentale qui nous place face au néant.

Martin Heidegger
Der weg











Hu! der Kauz! wie er heult,

Wie sein Furchtgeschrei krächt.

Erwürgen - ha! du hungerst nach erwürgtem Aas,

Du naher Würger, komme, komme.

Sieh! er lauscht, schnaubend Tod -

Ringsum schnarchet der Hauf,

Des Mordes Hauf, er hörts, er hörts, im Traume hört' ers,

Ich irre, Würger, schlafe, schlafe.

Friedrich Hölderlin, Der nächtliche Wanderer



dimanche 10 mai 2009

The Great Beast



Aleister Crowley parle (1936)

THE PENTAGRAM :



In the Years of the Primal Course, in the dawn of terrestrial
birth,
Man mastered the mammoth and horse, and Man was the
Lord of the Earth.

He made him an hollow skin from the heart of an holy tree,
He compassed the earth therien, and Man was the Lord of
the Sea.

He controlled the vigour of steam, he harnessed the light-
ning for hire;
He drove the celestial team, and man was the Lord of the
Fire.

Deep-mouthed from their thrones deep-seated, the choirs
of the æeons declare
The last of the demons defeated, for Man is the Lord of
the Air.

Arise, O Man, in thy strength! the kingdom is thine to
inherit,
Till the high gods witness at lenght that Man is the Lord
of his spirit.

ONE SOVEREIGN FOR WOMAN
:



THE POET :



THE TITANIC :



Forth flashed the serpent streak of steel,
Consummate crown of man's device;
Down crashed upon an immobile
And brainless barrier of ice.
Courage!
The grey gods shoot a laughing lip: -
Let not faith founder with the ship!

We reel before the blows of fate;
Our stout souls stagger at the shock.
Oh! there is Something ultimate
Fixed faster than the living rock.
Courage!
Catastrophe beyond belief
Harden our hearts to fear and grief!

The gods upon the Titans shower
Their high intolerable scorn;
But no god knoweth in what hour
A new Prometheus may be born.
Courage!
Man to his doom goes driving down;
A crown of thorns is still a crown!

No power of nature shall withstand
At last the spirit of mankind:
It is not built upon the sand;
It is not wastrel to the wind.
Courage!
Disaster and destruction tend
To taller triumph in the end.


Pour en savoir plus sur la vie de ce personnage haut en couleurs, cliquez sur l'image ci-dessous :

jeudi 7 mai 2009

Vivre dans la « modernité liquide »


ENTRETIEN AVEC ZYGMUNT BAUMAN
Zygmunt Bauman est l'un des sociologues actuels les plus influents. Il affirme que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la modernité. Avec cette « seconde modernité » ou, selon l'expression de Z. Bauman, la « modernité liquide », les individus sont désormais libres de se définir en toute circonstances. Rejoignant sur ce point l'analyse d'A. Giddens, Z. Bauman modère l'enthousiasme de ce dernier quant aux vertus de cette évolution. Livre après livre, Z. Bauman n'a de cesse de recenser les dégâts de nos « sociétés individualisées ». A ses yeux, celles-ci vont de pair avec une extrême précarisation des liens, qu'ils soient intimes ou sociaux. L'approfondissement de la modernité est aussi son dévoiement, l'exaltation de l'autonomie ou de la responsabilité individuelle mettant chacun en demeure de résoudre des problèmes qui n'ont d'autres solutions que collectives.

Pourquoi la « liquidité » vous semble-t-elle une bonne métaphore de la société actuelle ?
Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu'ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister... Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ». D'où la métaphore. Les liens humains sont véritablement fragiles et, dans une situation de changement constant, on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils demeurent indemnes. Se projeter à long terme est un exercice difficile et peut de surcroît s'avérer périlleux, dès lors que l'on craint que les engagements à long terme ne restreignent sa liberté future de choix. D'où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l'on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu'à nouvel ordre ». La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux «structures » de naguère, dont la raison d'être était d'attacher par des noeuds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu'à connecter...


Vous avez consacré un livre aux relations amoureuses d'aujourd'hui. Est-ce un domaine privilégié pour analyser les sociétés d'aujourd'hui ?
Les relations amoureuses sont effectivement un domaine de l'expérience humaine où la « liquidité » de la vie s'exprime dans toute sa gravité et est vécue de la manière la plus poignante, voire la plus douloureuse. C'est le lieu où les ambivalences les plus obstinées, porteuses des plus grands enjeux de la vie contemporaine, peuvent être observées de près. D'un côté, dans un monde instable plein de surprises désagréables, chacun a plus que jamais besoin d'un partenaire loyal et dévoué. D'un autre côté, cependant, chacun est effrayé à l'idée de s'engager (sans parler de s'engager de manière inconditionnelle) à une loyauté et à une dévotion de ce type. Et si à la lumière de nouvelles opportunités, le partenaire actuel cessait d'être un actif, pour devenir un passif ? Et si le partenaire était le(la) premier(ère) à décider qu'il ou elle en a assez, de sorte que ma dévotion finisse à la poubelle ? Tout cela nous conduit à tenter d'accomplir l'impossible : avoir une relation sûre tout en demeurant libre de la briser à tout instant... Mieux encore : vivre un amour vrai, profond, durable ? mais révocable à la demande... J'ai le sentiment que beaucoup de tragédies personnelles dérivent de cette contradiction insoluble. Il y a seulement dix ans enarrière, la durée moyenne d'un mariage (sa « période critique ») était de sept ans. Elle n'était plus que de dix-huit mois il y a deux ans de cela. Au moment même où nous parlons, tous les tabloïds britanniques nous informent que « Renée Zellweger, qui a interprété le rôle de Brit, l'amoureuse transie du Journal de Bridget Jones et la pop'star Kenny Chesney s'apprêtent à annuler leur mariage, vieux de quatre mois ». L'amour figure au premier chef des dommages collatéraux de la modernité liquide. Et la majorité d'entre nous qui en avons besoin et courons après, figurons aussi parmi les dégâts...


Vous considérez la « moralité » comme une réponse à la fragmentation de la société, à la précarité des engagements. Pourquoi cela ?
Comme j'ai tenté de l'expliquer, la contradiction à laquelle nous sommes confrontés est réelle ? et aucune solution évidente, ne parlons même pas de « solution clé en main », n'est disponible en magasin. Vouloir sauver l'amour du tourbillon de la « vie liquide » est nécessairement coûteux. La moralité, comme l'amour, est coûteuse ? ce n'est pas une recette pour une vie facile et sans souci, comme peuvent le promettre les publicités pour les biens de consommation. La moralité signifie « être pour l'autre ». Elle ne récompense pas l'amourpropre (Z.B. emploie l'expression française). La satisfaction qu'elle confère à l'amant découle du bien-être et du bonheur de l'être aimé. Or, contrairement à ce que les publicités peuvent suggérer, faire don de soi-même à un autre être humain procure un bonheur réel et durable. On ne peut pas refuser le sacrifice de soi et s'attendre dans le même temps à vivre l'« amour vrai » dont nous rêvons tous. On peut faire l'un ou l'autre, mais difficilement les deux en même temps... Tzvetan Todorov a justement pointé le fait que, contrairement à ce qu'entretient la croyance populaire (croyance responsable de nombreux désastres dans les sociétés modernes et dans la vie de leurs membres), la valeur véritable, celle qui devrait être recherchée et pratiquée, c'est la bonté et non le « bien ». De nombreux crimes répugnants, collectifs aussi bien qu'individuels, ont été perpétrés, au cours du siècle dernier (et encore aujourd'hui), au nom du bien. Le bien renvoie à une valeur absolue : si je sais ce que c'est, je suis autorisé à justifier n'importe quelle atrocité en son nom. La bonté signifie au contraireécouter l'autre, elle implique un dialogue, une sensibilité aux raisons qu'il ou elle peut invoquer. Le bien évoque l'assurance et la suffisance, la bonté plutôt le doute et l'incertitude ?mais Odo Marquard, sage philosophe allemand, nous rappelle que lorsque les gens disent qu'ils savent ce qu'est le bien, vous pouvez être sûr qu'ils vont se battre au lieu de se parler...


Vous opposez la « liquidité » du monde d'aujourd'hui à la « solidité » des institutions du monde industriel d'hier (de l'usine à la famille). Ne surévaluez-vous pas la puissance de ces institutions, leur capacité de contrôle sur les individus ?
Le terme « solidité » ne renvoie pas simplement au pouvoir. Des institutions « solides » ? au sens de durables et prévisibles ? contraignent autant qu'elles rendent possible l'action des acteurs. Jean-Paul Sartre, dans un mot fameux, a insisté sur le fait qu'il n'est pas suffisant d'être « né » bourgeois pour « être » un bourgeois : il est nécessaire de « vivre sa vie entière comme un bourgeois »... Du temps de J.-P. Sartre, cependant, lorsque des institutions durables encadraient les processus sociaux, profilaient les routines quotidiennes et conféraient des significations aux actions humaines et à leurs conséquences, ce que l'on devait faire afin de « vivre sa vie comme un bourgeois » était clair, pour le présent autant que pour un futur indéfini. On pouvait suivre la route choisie en étant peu exposé au risque de prendre un virage qui serait rétrospectivement jugé erroné. On pouvait alors composer ce que J.-P. Sartre appelait « le projet de la vie » ? et l'on pouvait espérer de la voir se dérouler jusqu'à son terme. Mais qui pourrait rassembler assez de courage pour concevoir un projet « d'une vie entière », alors que les conditions dans lesquelles chacun doit accomplir ses tâches quotidiennes, que la définition même des tâches, des habitudes, des styles de vie, que la distinction entre le « comme il faut » et le « il ne faut pas », tout cela ne cesse de changer de manière imprévisible et beaucoup trop rapidement pour se « solidifier » dans des institutions ou se cristalliser dans des routines ?


Peut-on simplement penser les sociétés actuelles comme composées d'individus livrés à eux-mêmes ?
Notre « société individualisée » est une sorte de pièce dans laquelle les humains jouent le rôle d'individus : c'est-à-dire des acteurs qui doivent choisir de manière autonome. Mais faire figure d'Homo eligens (d'« acteur qui choisit ») n'est pas l'objet d'un choix. Dans La Vie de Brian, le film des Monty Python, Brian (le héros) est furieux d'avoir été proclamé Messie et d'être suivi partout par une horde de disciples. Il tente désespérément de convaincre ses poursuivants d'arrêter de se comporter comme un troupeau de moutons et de se disperser. Le voilà qui leur crie « Vous êtes tous des individus ! »« Nous sommes tous des individus ! », répond à l'unisson le choeur des dévots. Seule une petite voix solitaire objecte : « Pas moi... » Brian tente une autre stratégie : « Vous devez être différents ! », crie-t-il. « Oui, nous sommes tous différents », acquiesce le choeur avec transport. A nouveau, une seule voix solitaire objecte : « Pas moi... » En entendant cela, la foule en colère regarde autour d'elle, avide de lyncher le dissident, pour peu qu'elle parvienne à l'identifier dans une masse d'individus identiques...
Nous sommes tous des « individus de droit » appelés (comme l'a observé Ulrich Beck) à chercher des solutions individuelles à des problèmes engendrés socialement. Comme par exemple acheter le bon cosmétique pour protéger son corps de l'air pollué, ou bien « apprendre à se vendre » pour survivre sur un marché du travail flexible. Le fait que l'on obtienne de nous que nous recherchions de telles solutions ne signifie pas que nous soyons capables de les trouver. La majorité d'entre nous ne dispose pas, la plupart du temps, des ressources requises pour devenir et demeurer des « individus de facto ». En outre, il n'est absolument pas sûr que des solutions individuelles à des problèmes socialement construits existent réellement. Comme Cornelius Castoriadis et Pierre Bourdieu l'ont répété infatigablement, s'il y a une chance de résoudre des problèmes engendrés socialement, la solution ne peut être que collective.


La notion d'hybridité culturelle revient pour vous à des identités « liquides », « flexibles », aux composantes interchangeables. L'hybridité ne peut-elle pas donner lieu à des identités durables ?
P. Bourdieu a montré il y a quelques décennies que plus une catégorie sociale était située en haut de la « hiérarchie culturelle » (les privilèges sociaux étaient alors toujours défendus en termes de « supériorité culturelle », la culture des « classes supérieures » étant définie comme la « culture supérieure »), plus son goût artistique et son style de vie était confinés de manière stricte et précise. Ce n'est plus le cas le aujourd'hui (si vous en doutez, consultez l'étude stimulante d'Yves Michaud, L'Art à l'état gazeux). Les « élites » s'enorgueillissent d'être des omnivores culturels : elles font ce qu'elles peuvent (et ce qui est couramment requis) pour apprécier toute la production disponible, et pour se sentir aussi à leur aise dans la culture d'élite que dans la culture populaire. Se sentir partout chez soi signifie cependant n'être jamais chez soi nulle part. Ce type de « chez soi » ressemble à s'y méprendre à un no man's land. Ce sont comme des chambres d'hôtel. Si la sorte de culture que l'on pratique est un instrument de distinction sociale, alors posséder et conserver un goût fluide ou flexible, éviter tout engagement et être prêt à accepter, promptement et rapidement, toute la production culturelle disponible, maintenant ou dans un futur inconnu, est devenu à notre époque LE signe de distinction. C'est aussi un dispositif de séparation, consistant à se maintenir à distance des groupes ou des classes qui sont englués dans un syndrome culturel résistant au changement. Il découle de toutes mes investigations que la séparation sociale, la liberté de mouvement, le non-engagement sont les premiers enjeux d'un jeu culturel qui s'avère d'une importance cruciale pour les élites « globales » contemporaines. Ces élites (aussi bien intellectuelles que culturelles) sont mobiles et extraterritoriales, contrairement à la majorité de ceux qui demeurent « attachés au sol ». « L'hybridité culturelle » est, peut-on avancer, une glose théorique sur cette distinction. Elle ne semble, de ce fait, en aucun cas une étape sur la route de l'« unité culturelle » de l'humanité.


La notion de paysage (scape) ou de « couloirs culturels transnationaux » évoque cependant un autre type d'hybridité, celle naissant d'une interaction entre différentes parties du monde et permettant à des populations, des migrants par exemple, de s'inscrire durablement dans un espace culturel composite...
La mondialisation ne se déroule pas dans le « cyberespace », ce lointain « ailleurs », mais ici, autour de vous, dans les rues où vous marchez et à l'intérieur de chez vous... Les villes d'aujourd'hui sont comme des décharges où les sédiments des processus de mondialisation se déposent. Mais ce sont aussi des écoles ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 où l'on apprend à vivre avec la diversité humaine et où peut-être on y prend plaisir et on cesse de voir la différence comme une menace. Il revient aux habitants des villes d'apprendre à vivre au milieu de la différence et d'affronter autant les menaces que les chances qu'elle représente. Le « paysage coloré des villes » suscite simultanément des sentiments de « mixophilie » et de « mixophobie ». Interagir quotidiennement avec un voisin d'une « couleur culturelle » différente peut cependant permettre d'apprivoiser et domestiquer une réalité qui peut sembler effrayante lorsqu'on l'appréhende comme un « clash de civilisation »...

NOTES
1
[1] Z. Bauman, L'Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/
Chambon, 2004.
2
[2] Y. Michaud, L'Art à l'état gazeux. Essai sur le triomphe de l'esthétique, Stock, 2003.
Propos recueillis par Xavier de la Vega
Zygmunt Bauman
Originaire de Pologne, où il a enseigné jusqu'en 1968, Zygmunt Bauman est professeur
honoraire de sociologie de l'université de Leeds, Royaume-Uni.
Il est l'auteur d'ouvrages renommés comme Modernité et Holocauste, La Fabrique, 2002, La
Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, Le Rouergue/ Chambon, 2003, ou Liquid
Modernity, Polity Press, 2000.


lundi 4 mai 2009

Le dieu d'osier

« Toute la grande misère de ce siècle, c’est toi, Calvin, c’est toi misérable qui l’as faite !
Quand l’humanité commençait à se délivrer de Jésus, à se délivrer de Paul, tu es venu étouffer sa force ; mais nous finirons peut-être par t’étouffer à ton tour. Nous déchirerons les redingotes grotesques de tes ministres ; nous ferons des édits somptuaires contre le noir, le chagrin, la ridicule solennité et nous couvrirons de fresques païennes et de claires tentures les murs blancs de tes temples pour installer à la place du crucifié la sainte Vénus, le saint Amour. Puis nous brûlerons les livres graves, lourds et pédantesques de tes savantasses et nous canoniserons le Soleil, la poésie et la joie. Alors on dira : « Les Dieux et les déesses sont revenus, car sur le gazon frais, des nymphes et des satyres couronnés de roses se seront mis à danser ».
Hugues Rebell






The wicker man, le film réalisé en 1973 par Robin Hardy, raconte l'histoire d'un policier austère et bigot qui débarque sur une île retirée d'Ecosse afin d'enquêter sur la disparition d'une fillette. Arrivé sur place, il découvre une communauté de villagois qui se livrent à toute sorte de rituels païens sous le regard bienveillant de Lord Summerisle (Christopher Lee), petit-fils de celui qui colonisa l’île et raviva le culte païen des habitants. La foi du sergent Howie (Edward Woodward) est confrontée aux rites populaires folkloriques hérétiques de la population locale, consacrés à la glorification de la nature et à la fertilité. Deux mondes s'affrontent, au puritanisme et au rationalisme du sergent Howie répond la sexualité débridée et le mysticisme des villageois. Contrairement au christianisme, où la rencontre avec le divin passe par l'introspection personnelle, dans le polythéisme le sacré est présent partout dans le monde visible et passe par la participation aux rites collectif comme garant de la cohésion sociale.
Mircea Eliade a montré que les sociétés traditionnelles ont un caractère ''cosmique'' au sens où l'univers y est perçu comme un tout harmonieux auquel l'homme est associé par son être même. En découle un rapport spécifique à la nature. Dans cette perspective, la terre n'est pas seulement un lieu d'habitation pour l'homme, elle en est aussi la partenaire, et ne saurait donc être utilisée comme un simple moyen au service de ses fins. Ce culte voué à la ''terre-mère'', le segent Howie va en faire l'expérience.

Download : part 1, Part 2, Part 3, Part 4,
Part 5, Part 6,Part 7, Part 8


Et pour télécharger la B.O du film, cliquez sur l'image ci-dessous

vendredi 1 mai 2009

Il a ployé son aile indubitable en moi


"Le fait d'écrire est comme une sorte de profanation."
Comment comprendre cette déclaration d'Emil Cioran?
Afin de tenter de répondre à cette question, il semble, au préalable, indispensable de définir ce que nous devons entendre par ce terme même de "profanation". Pour cela nous nous appuierons sur le texte de Giorgio Agamben intitulé "Éloge de la profanation" publié pour la première fois en 2005, celui-ci fournissant un certain nombre de pistes permettant de mieux saisir les enjeux de la présente question. Nous y apprenons que toute religion repose sur la notion de séparation, et plus particulièrement de la séparation entre deux sphères biens particulières à savoir celle du sacré et celle du profane. Le passage de l'une de ces sphères à l'autre ne peut avoir lieu que dans un cadre bien précis et régi par des lois immuable à savoir celui du rite et du sacrifice et dans l'acte de consacrer (sacrare) entendu comme soustraction d'un objet à l'usage des hommes pour le dédier aux dieux, l'acte de profaner revenant à effectuer l'opération inverse.

Ce qui a été séparé par le rite peut être restitué par le rite à la sphère profane. Ainsi, une des formes les plus simples de profanation se réalise par contact (contagione) à l’intérieur même du sacrifice qui met en œuvre et règlemente le passage de la victime de la sphère humaine à la sphère divine. Une partie de la victime est réservée aux dieux (les viscères, exta : le foie, le cœur, le vésicule biliaire, les poumons) alors que ce qui en reste peut être consommé par les hommes. Il suffit que ceux qui participent au rite touchent ces chairs pour qu’elles deviennent profanes et qu’on puisse simplement les manger. Il est donc une contagion profane, un toucher qui désenchante et restitue à l’usage ce que le sacré avait séparé et comme pétrifié (Giorgio Agamben, Profanations, Editions Payot et Rivages, 2006, p.97)

Si l'on considère que le religieux s'incarne dans la combinaison du mythe comme récitation des paroles sacrées et du rite comme réitération et mise en scène du mythe, il est possible de déceler une des manifestation les plus courantes de l'acte de profanation dans le jeu, celui-ci maintenant le rite au détriment du mythe dans l'acte de jouer (ludus) tout en conservant ce dernier au sein du jeu de mot (jocus).



Ainsi le jeu ferait partie de ces activités permettant un sortir de la sphère du religieux restituant les objets consacrés à un usage profane tout en y maintenant une dimension religieuse diffuse. Mais pour aller plus loin dans notre analyse il est nécessaire d'étendre celle-ci à un domaine plus large et de l'ouvrir à une interprétation sociale et politique. Il est important de relever, à ce propos, le passage suivant, dans lequel Giorgio Agamben introduit une réflexion des plus pertinente se basant sur un texte de Walter Benjamin :

« Le capitalisme comme religion » est le titre d’un des plus pénétrants fragments posthumes de Benjamin. Selon Benjamin, le capitalisme ne représente pas seulement, comme chez Weber, une sécularisation de la foi protestante, mais il constitue en lui-même un phénomène religieux qui se développe de manière parasitaire à partir du christianisme. Comme tel, comme religion de la modernité, le capitalisme est défini par trois caractéristiques : 1) Il s’agit d’une religion cultuelle, et peut-être de la plus extrême et de la plus absolue qui n’ait jamais existé. En elle, tout ne prend sens que par rapport au déroulement d’un culte et non pas par rapport à un dogme ou à une idée. 2) Ce culte est permanent, c’est « la célébration d’un culte sans trêve et sans merci ». les jours de fête et les vacances, loin d’interrompre le culte, en font partie. 3) le culte capitaliste n’est pas consacré à la rédemption ou à l’expiation de la faute, mais à la faute elle-même : « Le capitalisme est peut-être le seul cas d’un culte non expiatoire mais culpabilisant…Une monstrueuse conscience coupable qui ignore la rédemption se transforme en culte, non pas pour expier sa faute, mais pour la rendre universelle… et pour finir par prendre Dieu lui-même dans la faute… Dieu n’est pas mort, mais il a été incorporé dans le destin de l’homme. » ( Giorgio Agamben, Profanations, Éditions Payot et Rivages, 2006, p.107)

La religion et le sacré se trouvent alors subvertis par le capitalisme qui, en prenant le rôle d'instance séparatrice des choses, distribue celles-ci, non plus entre profane et sacré, mais entre valeur d'usage et valeur d'échange au sein d'une sphère unique : celle de la consommation. De fait, au sein des régimes capitalistes, toute profanation devient impossible, chaque objet étant administré par lui se trouvant immédiatement soustrait à tout usage en tant que fétiche.

Le canon théologique de la consommation comme impossibilité de l’usage a été fixé au XIIIᵉ siècle par la curie romaine dans le cadre du conflit qui l’opposait à l’ordre des Franciscains. Dans leur revendication de la « pauvreté la plus haute », les franciscains soutenaient la possibilité d’un usage totalement soustrait à la sphère du droit. Pour le distinguer de l’usufruit, ou de tout autre droit d’usage, ils l’appelaient usus facti, usage de fait (ou du fait). Contre les franciscains, jean XXIII, implacable adversaire de l’ordre, promulgua sa bulle Ad conditorem canonum. Selon son argumentation, pour les choses qui sont objet de consommation, pour la nourriture, les vêtements, etc., il ne saurait y avoir d’usage distinct de la propriété parce que ce dernier se résout tout entier dans l’acte de la consommation des choses, c’est-à-dire dans leur destruction (abusus). La consommation, qui détruit nécessairement la chose, n’est rien d’autre que l’impossibilité ou la négation de l’usage, qui présuppose que la substance de la chose reste intacte (salva rei substantia) ( Giorgio Agamben, Profanations, Editions Payot et Rivages, 2006, p.108)



Une des solutions envisageables afin de remédier à cette perte de l'usage et de contribuer à la restitution de celui-ci à la communauté des hommes réside justement dans le jeu entendu comme moyen sans fin, c'est-à-dire comme pratique existant en propre et en dehors de toute finalité. Ainsi le chat jouant avec une pelote de laine détourne son activité prédatrice de son objet (la souris) afin de l'exercer dans une sphère autre, celle du jeu, lui permettant ainsi de se déployer en dehors de toute finalité effective ou, en tout cas, en dehors de celle vers laquelle elle tend à l'origine. Ainsi l'acte de chasser, de la traque et de la mise à mort se trouvent détournés de toute détermination et se changent en actes purs et désintéressés, c'est-à-dire en moyens sans fins.
Le même phénomène est observable au sein du langage, lorsque la langue se défait de tout rapport au signifié pour ne plus se montrer que comme parler pur. Nous en avons quelques exemples dans les Élégies de Duino de Rilke ou chez Mallarmé.
C'est donc, peut-être, à ce langage que Cioran fait allusion lorsqu'il compare l'écriture à un acte de profanation. il est en effet envisageable qu'il entende par là que, par l'écrit, il serait possible de restituer à l'usage des hommes ce dont ils ont été privé par le règne de la marchandise en les soumettant aux régimes du faux et des simulacres. Ainsi nous montre-t-il que s'il n'a, en effet, pas "dépassé le cynisme" c'est peut être parce qu’il est indispensable d'en posséder une bonne dose pour se plonger dans l'épaisseur de la machine capitaliste et de sa spectacularisation afin d'en arracher les lumineuses bribes de vérité et d'authenticité qui y demeurent et en rendre l'usage à ses contemporains.