mercredi 28 juillet 2010

She makes it clear / The shadows of the trees

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jeudi 22 juillet 2010

Ernst Bloch & Theodor Adorno : lumières du romantisme


Lumières et romantisme sont, trop souvent, présentés comme des formes de pensée mutuellement exclusives. L’objectif de ce bref essai c’est de montrer, dans l’œuvre de deux théoriciens critiques du xxe siècle, Theodor-Wiesegrund Adorno et Ernst Bloch, deux façons distinctes d’inventer une dialectique entre l’Aufklärung et la révolte romantique.

Le romantisme comme critique culturelle

Par « romantisme », je n’entend pas seulement une école littéraire du début du xixe siècle, mais un vaste courant culturel de protestation au nom de certains valeurs sociales ou culturelles du passé, contre la civilisation capitaliste moderne, en tant que système de rationalité quantificatrice et de désenchantement du monde.[1] Il s’agit, en d’autres termes, d’une véritable vision du monde – au sens que donnait à ce terme le sociologue marxiste de la culture Lucien Goldmann – présente dans les champs de la littérature, la poésie, l’art, la philosophie, la religion, les sciences humaines et la théorie politique. Si l’on peut situer la naissance du romantisme au milieu du xviiie siècle – 1750, date de publication du Discours sur l’inégalité de Jean-Jacques Rousseau pourrait être un anniversaire symbolique – il n’est pas vrai qu’il disparaît en 1830 ou 1848 : sous des formes toujours nouvelles, comme le symbolisme ou le surréalisme, il traverse le xixe et le xxe siècles. Bien évidemment, la nébuleuse culturelle romantique est loin d’être homogène : on y trouve une pluralité de courants, depuis le romantisme conservateur ou réactionnaire qui aspire à la restauration des privilèges et hiérarchies de l’Ancien Régime, jusqu’au romantisme révolutionnaire, qui intègre les conquêtes de 1789 (liberté, démocratie, égalité) et pour lequel le but n’est pas un retour en arrière mais un détour par le passé communautaire vers l’avenir utopique. C’est à cette sensibilité qu’appartient Ernst Bloch, comme nous le verrons [2].

Romantisme & Lumières : la fausse opposition

Beaucoup de spécialistes, aussi bien partisans qu’adversaires du romantisme, le définissent par opposition à l’Aufklärung, comme un mouvement de refus du rationalisme abstrait des Lumières. Ainsi, dans un brillant essai d’histoire des idées, Isaiah Berlin présente le romantisme comme une manifestation des Contre-Lumières : rejetant les principes centraux de la philosophie des Lumières – l’universalité, l’objectivité, la rationalité – des auteurs comme Hamman, Herder et leurs disciples romantiques, de Burke à Bergson, proclamèrent leur foi dans les facultés spirituelles intuitives et dans les formes organiques de la vie sociale. [3] Cette ligne d’interprétation dévoile sans doute un aspect présent chez beaucoup d’auteurs romantiques, mais la simple opposition romantisme/Aufklärung est trop réductrice. Il suffit de rappeler que, pour Isaiah Berlin, l’exemple par excellence de la philosophie des Lumières que les romantiques veulent détruire c’est la pensée de… Jean-Jacques Rousseau, pour se rendre compte de l’ambiguïté du rapport entre ces deux visions du monde qui sont loin d’être aussi mutuellement exclusives qu’on le prétend. Quant aux deux auteurs cités par Berlin, leur rapport à l’Aufklärung est loin d’être identique : tandis que Hamman la rejette sans appel, Herder se rapproche, à plusieurs égards, du mouvement des Lumières en France (surtout Diderot). En fait, beaucoup de romantiques ultérieurs, tels que Shelley, Heine ou Hugo, ne peuvent en aucun cas être définis comme des adversaires des Lumières. On peut même, jusqu’à un certain point, considérer certaines formes du romantisme – à commencer par Rousseau – comme une radicalisation de la critique sociale des Lumières. Chez les auteurs qu’on peut caractériser comme « romantiques révolutionnaires », on trouve toujours une assimilation de certaines des valeurs des Lumières – accompagnée, certes, d’une critique aux aspects de celle-ci les plus pollués par la rationalité bourgeoise.

Le romantisme révolutionnaire d’Ernst Bloch

J’ai eu la chance de connaître Ernst Bloch personnellement. Notre rencontre a eu lieu en 1974, dans son appartement à Tübingen, situé non loin de l’école (le Stift) où – comme il aimait souvent le rappeler dans ses écrits – en 1789, les jeunes Hegel, Schelling et Hölderlin ont planté un arbre de la liberté pour fêter la Révolution française.

Parmi ses remarques, lors de notre entretien, il y a une qui m’a beaucoup frappé et qui résume la fidélité obstinée de toute une vie à l’idée de l’utopie : « Le monde tel qu’il existe n’est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n’est pas positiviste, qui n’est pas fondé sur une constatation de la facticité […] ; mais qui est plutôt chargé de valeur (Wertgeladen), comme par exemple dans le concept “un vrai ami”, ou dans l’expression de Juvenal Tempestas poetica – c’est à dire une tempête telle qu’elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu’au bout, une tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par rapport à l’esthétique, à la poésie ; dans l’expression “un véritable ami”, par rapport à la sphère morale. Et si cela ne correspond pas aux faits – et pour nous marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d’un procès, et rien de plus – dans ce cas-là, tant pis pour les faits [um so schlimmer für die Tatsachen], comme le disait le vieux Hegel [4] ».

Le rêve éveillé de l’utopie est au cœur de la réflexion de Bloch depuis ses premiers écrits, L’esprit de l’utopie de 1918 et Thomas Münzer, théologien de la révolution de 1921. Une dimension romantique est très présente dans ces œuvres, à la fois par la critique radicale et impitoyable de la civilisation industrielle/bourgeoise et par la référence à des traditions du passé. Dans le premier de ses livres la critique virulente de la civilisation capitaliste moderne – cet univers du « déracinement transcendantal « – s’accompagne d’une célébration immodérée de la culture chrétienne médiévale et en particulier de l’art gothique, qui porterait en lui « le feu central grâce auquel l’être organique le plus profond et l’être spirituel le plus profond viennent en même temps à maturité ». [5]

Se référant à ses premiers écrits, et en particulier le Thomas Münzer, Bloch les définit comme romantiques révolutionnaires. Je pense que cette définition s’applique à l’ensemble de son œuvre, aussi bien ses œuvres de jeunesse que celle de sa maturité, le Prinzip Hoffnung.

Le Principe Espérance est le livre le plus important d’Ernst Bloch et sans doute une des œuvres majeures de la pensée émancipatrice du xxe siècle. Monumentale (plus de 1600 pages), elle a occupé l’auteur pendant une bonne partie de sa vie : écrite pendant son exil aux États-Unis, de 1938 à 1947, elle sera revue une première fois en 1953 et une deuxième en 1959. Suite à sa condamnation comme « révisionniste » par les autorités de la République démocratique allemande, son auteur finira par quitter l’Allemagne de l’Est, lors de la construction du mur de Berlin (1961) [6].

Personne n’a jamais écrit un livre comme celui-ci, brassant, dans un même souffle visionnaire, les présocratiques et Hegel, l’alchimie et les nouvelles de Hoffmann, l’hérésie ophite et le messianisme de Shabbataï Tsevi, la philosophie de l’art de Schelling et le matérialisme marxiste, les opéras de Mozart et les utopies de Fourier. Ouvrons une page au hasard : il est question de l’homme de la Renaissance, du concept de matière chez Paracelse et Jakob Böhme, de la Sainte Famille de Marx, de la doctrine de la connaissance chez Giordano Bruno et du livre sur la Reforme de l’entendement de Spinoza. L’érudition de Bloch est tellement encyclopédique que rares sont les lecteurs capables de juger, en connaissance de cause, de chaque thème développé dans les trois volumes du livre. Son style est souvent hermétique, mais il a une puissante qualité suggestive : c’est au lecteur d’apprendre à filtrer les joyaux de lumière et les pierres précieuses semées par la plume poétique, et parfois ésotérique, du philosophe [7].

Contrairement à tant d’autres penseurs de sa génération – à commencer par son ami György Lukács – Bloch est resté fidèle aux intuitions de sa jeunesse et n’a jamais renié le romantisme révolutionnaire de ses premiers écrits. On trouve ainsi dans Le Principe Espérance de fréquentes références à L’Esprit de l’utopie, notamment à l’idée de l’utopie comme conscience anticipatrice, comme figure du « pré-apparaître ».

La philosophie de l’espérance de Bloch est avant tout une théorie du « non-encore-être », dans ses diverses manifestations : le « non-encore-conscient » de l’être humain, le « non-encore-devenu » de l’histoire, le « non-encore-manifesté » dans le monde. Le paradoxe central du Principe Espérance c’est que ce texte puissant, entièrement tourné vers l’horizon de l’avenir, vers le Front, le Novum, le « non-encore-être », ne dit presque rien sur le… futur. Il n’essaie pratiquement jamais d’imaginer, de prévoir ou de préfigurer le visage prochain de la société humaine – sauf dans les termes classiques de la perspective marxiste : une société sans classes ni oppression. La science-fiction ou la futurologie moderne de l’intéressent nullement. En réalité – mis à part les chapitres les plus théoriques – le livre est un immense et fascinant voyage à travers le passé, à la recherche des images de désir et des paysages de l’espoir, dispersés dans les utopies sociales, médicales, architecturales, techniques, philosophiques, religieuses, géographiques, musicales et artistiques.

Dans cette modalité très particulière de la dialectique typiquement romantique entre le passé et l’avenir, l’enjeu est la découverte de l’avenir dans les aspirations du passé – sous forme de promesse non accomplie : « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans l’avenir [8] ». Il ne s’agit donc pas de sombrer dans une rêveuse et mélancolique contemplation du passé, mais de faire de celui-ci une source vivante pour l’action révolutionnaire, pour une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie.

Entre parenthèses : malgré son admiration à l’époque (avant 1956) pour l’Union soviétique – et son manque de critique envers le système bureaucratique et dictatorial qui régnait sur les pays de l’Est – Bloch ne confondait pas le « socialisme réel » avec cette utopie concrète, qui restait à ses yeux une « tendance-latence » inachevée, une « image-souhait » qui n’a pas encore été accomplie. Son système philosophique était entièrement fondé sur la catégorie du Non-encore-être, et pas sur la légitimation rationnelle d’un quelconque État « réellement existant ».

Le complément nécessaire de la pensée anticipatrice tournée vers le monde à venir est le regard critique envers ce monde-ci : la vigoureuse mise en accusation de la civilisation industrielle/capitaliste et de ses méfaits est un des thèmes principaux (souvent méconnus) du Principe Espérance. Bloch cloue au pilori la « pure infamie » et « l’impitoyable ignominie » de ce qu’il appelle « le monde actuel des affaires » – un monde « généralement placé sous le signe de l’escroquerie », dans le lequel « la soif du gain étouffe tout autre élan humain ». Il s’attaque aussi aux villes modernes froides et fonctionnelles, qui ne sont plus des foyers – Heimat, un des termes-clé du livre – mais des « machines à habiter » réduisant les êtres humains « à l’état de termites standardisées ». Niant tout ornement et toute ligne organique, refusant l’héritage gothique de l’arbre de la vie, les constructions modernes ressemblent au cristal de mort représenté par les pyramides égyptiennes. En dernière analyse, « l’architecture fonctionnelle reflète et même redouble le caractère glacial du monde de l’automation, de ses hommes divisés par le travail, de sa technique abstraite. » [9]

Il existe aussi chez Bloch une sensibilité qu’ont pourrait appeler « pré-ecologique », qui est directement inspirée par la philosophie romantique de la nature, avec sa conception qualitative du monde naturel. Selon Bloch, c’est avec l’essor du capitalisme, de la valeur d’échange et du calcul mercantile qu’on va assister à l’« oubli de l’organique » et à la « perte du sens de la qualité » dans la nature. Goethe, Schelling, Franz von Baader, Joseph Molitor et Hegel sont quelques uns des représentants d’un retour au qualitatif, qui se développe en réaction contre cet oubli. Habermas n’avait pas tort de qualifier Ernst Bloch de « Schelling marxiste », dans la mesure où il tente d’articuler, dans une combinaison unique, la philosophie romantique de la nature et le matérialisme historique. [10]

La dialectique Romantisme/Lumières chez Bloch

Le marxisme de Bloch était assez hétérodoxe : tandis que Marx avait pris congé de l’utopie et que Engels prônait, dans une célèbre brochure de 1888, la passage du socialisme « de l’utopie à la science », Bloch n’hésite pas à inverser cet ordre. Certes, il ne nie pas la nécessité de la science : le socialisme ne peut jouer son rôle révolutionnaire que dans l’unité inséparable de la sobriété et de l’imagination, de la raison et de l’espoir, de la rigueur du détective et de l’enthousiasme du rêveur – en d’autres termes, des Lumières et du romantisme. Selon une expression devenue célèbre, il faut fusionner le courant froid et le courant chaud du marxisme, tous les deux également indispensables. Cependant, il établit entre eux une claire hiérarchie : le courant froid existe pour le courant chaud, au service de celui-ci [11].

Un exemple frappant de cette dialectique entre Lumières et romantisme est le rapport de Bloch à la religion. D’une part, la critique rationnelle, démystificatrice – c’est à dire le courant froid – est indispensable pour dénoncer les manipulations idéologiques des Églises conservatrices, qui tentent, par la religion – transformée en opium du peuple – de légitimer le pouvoir des dominants. Par contre, le rôle du courant chaud c’est de sauver, dans les religions, le surplus utopique. La religion dont se réclame Bloch est – pour reprendre un de ses paradoxes favoris – une religion athée. Il s’agit d’un Royaume de Dieu sans Dieu, qui renverse le Seigneur du Monde installé dans son trône céleste et le remplace par une « démocratie mystique » : « L’athéisme est si peu l’ennemi de l’utopie religieuse, qu’il en est même la présupposition : sans athéisme le messianisme n’a pas lieu d’être » [12].

Cependant, Bloch tient à distinguer, de façon assez tranchée, son athéisme religieux de tout matérialisme vulgaire, du « mauvais désenchantement » véhiculé par la version la plus plate des Lumières – ce qu’il appelle Aufkläricht en la distinguant de l’Aufklärung – et par les doctrines bourgeoises de la sécularisation. Il ne s’agit pas d’opposer à la croyance les banalités de la libre pensée, mais de sauver, en les transportant vers l’immanence, les trésors d’espérance et les contenus de désir de la religion, trésors parmi lesquels on trouve, sous les plus diverses formes, l’idée communiste : du communisme primitif de la Bible (souvenir des communautés nomades) au communisme monastique de Joachim de Flore et jusqu’au communisme chiliastique des hérésies millénaristes (albigeois, hussites, taborites, anabaptistes). Pour mettre en évidence la présence de cette tradition dans le socialisme moderne, Bloch conclut malicieusement son chapitre sur Joachim de Flore avec une citation peu connue et assez étonnante du jeune Friedrich Engels : « La conscience de soi de l’humanité est le nouveau Graal autour duquel les peuples se rassemblent pleins de joie… Telle est notre tâche : devenir les chevaliers de ce Graal, ceindre l’épée pour lui et risquer joyeusement notre vie dans la dernière guerre sainte qui sera suivie du Royaume millénaire de la liberté » [13].

Theodor Adorno et la critique romantique

Contrairement à Bloch, Adorno n’est pas un penseur romantique, mais il reconnaît, dans La dialectique de la raison, la légitimité – partielle et limitée, bien entendu – des critiques formulées par les romantiques a l’encontre de la modernité et des Lumières : en tant que pure instrumentalité, « comme simple construction de moyens, la Raison est bien aussi destructrice que l’affirment dans leurs reproches ses ennemis romantiques ». Même le romantisme le plus réactionnaire – comme par exemple la contre-révolution catholique – avait raison contre l’Aufklärung libérale en montrant comment, grâce à l’économie de marché, la liberté se transformait en son contraire. Dans un autre passage, il rend à nouveau hommage à la clairvoyance des « réactionnaires romantiques », pour conclure, de façon éminemment dialectique : « La critique de la contre-révolution catholique prouva qu’elle avait raison contre l’Aufklärung, tout comme l’Aufklärung avait raison contre le catholicisme » [14].

Tout en se dissociant des critiques culturels (conservateurs) de la civilisation, comme Aldous Huxley, Karl Jaspers ou Ortega y Gasset, Adorno (avec Horkheimer) ne reprend pas moins à son compte les objections typiquement romantiques à la modernité bourgeoise : le déclin de la culture, la transformation de l’art en simple bien de consommation, la « destruction des dieux et des qualités », la quantification générale, la réduction de toute valeur à des « quantités abstraites ». Bref, le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung et la Raison dominante considère comme suspect tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité. On perçoit même, ici ou là, une certaine nostalgie pour le passé allemand préindustriel, quand beaucoup de choses dans le domaine culturel « restèrent en dehors du mécanisme du marché qui avait envahi les pays occidentaux ». C’est de ce point de vue, fortement imprégné de la critique romantique, que La dialectique de la raison va dresser son impitoyable réquisitoire contre la rationalité (capitaliste) moderne : « Avec l’extension de l’économie bourgeoise marchande, le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la lumière glacée fait lever la semence de la barbarie » [15]. On pourrait difficilement imaginer inversion plus dramatique et douloureuse de l’image Aufklärer du soleil de la Raison qui éclaire le monde, en chassant les ténèbres obscurantistes…

A certains égards, Adorno n’était pas loin de partager l’élitisme culturel des mandarins universitaires allemands de la fin du xixe siècle et leur hostilité aux valeurs positivistes et utilitaires d’une société de masses moderne dominée par la technologie et le marché ; même s’il s’en distinguait radicalement par son option sociale marxiste, son modernisme esthétique, et son refus de toute restauration des privilèges aristocratiques du passé [16].

La grandeur et les limites de la critique passéiste ou « réactionnaire « du progrès et des Lumières sont illustrés, aux yeux d’Adorno, par deux auteurs du xxe siècle dont il examine de près les écrits: Aldous Huxley et Oswald Spengler.

Adorno s’intéresse à Huxley dans une conférence de 1942, reprise dans Prismes, qui passe au crible le contenu de son célèbre roman dystopique, Le meilleur des mondes. Pour Adorno, cet ouvrage est l’expression du sentiment de panique de l’intellectuel confronté au choc de la machinerie du rapport marchand universel et exclusif. Certes, Huxley a le mérite de refuser toute concession à la croyance infantile selon laquelle « de prétendus excès de la civilisation technicienne seraient compensés d’eux-mêmes dans un progrès irrésistible » ; dans son utopie « des observations faites dans l’état actuel de la civilisation sont poussées jusqu’à l’évidence de leur monstruosité ». Néanmoins, en dernière analyse, son livre est un échec : réactionnaire, il « méconnait la promesse humaine de la civilisation » et la dimension positive (« certes problématique et insuffisante ») de la réification ; puritain, il ne distingue pas entre libération et dégradation de la sexualité ; proche des « philistins romantiques », il oppose la technique à l’humanité, la machine à l’homme, et confond une « limitation des rapports de production, l’intronisation de l’appareil productif au nom du profit » avec « une qualité intrinsèque des forces productives » ; bref, il relève d’un « individualisme irréfléchi », d’un romantisme tardif et d’une morale « nihiliste », parce qu’il « n’intègre pas à sa réflexion l’idée d’une praxis qui ferait éclater la maudite continuité » [17].

On ne peut s’empêcher de considérer cette critique comme assez injuste, trop partielle pour rendre compte de la richesse et de la force du roman, et fondée sur des prémisses très peu… adorniennes : songerait-il à reprocher à Beckett ou à Kafka de ne pas intégrer à leur réflexion l’idée d’une praxis transformatrice ? On trouve dans ce curieux texte des passages qui font plutôt penser aux attaques d’un Lukács contre le « nihilisme » et « »l’individualisme irréfléchi » des écrivains modernes qu’à l’esthétique littéraire du philosophe de la dialectique négative…

Paradoxalement, le « socialiste prussien » (avant de devenir national-socialiste) et idéologue conservateur Oswald Spengler est traité avec plus d’indulgence par Adorno que le romancier anglais. Certes, les sympathies de Spengler vont aux classes dominantes et sa philosophie de l’histoire légitime l’état de choses existant : « tel Comte, il a fait du positivisme une métaphysique, de la soumission à l’étant un amour du destin, du conformisme un tact cosmique ». Cependant, il « fait partie de ces théoriciens de la réaction extrémiste, dont la critique du libéralisme s’avéra à maints égards supérieure à la critique progressiste », qui n’a jamais pris au sérieux la possibilité actuelle d’une rechute dans la barbarie.

L’oubli dans lequel est tombé après sa mort l’auteur de La Décadence de l’Occident ne se justifie pas : « Spengler n’a pas trouvé d’adversaire à sa taille : l’oubli ressemble à une dérobade » ; si l’on examine les critiques jusqu’à 1922 on se rend compte « à quel point l’esprit allemand échoua devant un adversaire qui semblait concentrer en lui la force historique du passé ». L’acuité intellectuelle de Spengler lui a permis de deviner « l’ambiguïté des Lumières à l’époque de la domination universelle ». Ses « pronostics spécifiques sont tout aussi étonnants » : que ce soit au sujet de l’art, de la presse, de la guerre, de l’économie, le cours des événements « correspond assez nettement au pronostic de Spengler » [18].

Quoi qu’on puisse penser de cette surprenante sur-evaluation de Spengler (et, parallèlement, de l’excessive dé-valuation (le Huxley), il est évident qu’Adorno prend au sérieux ce type de critique romantique des idéologies conformistes du progrès – sans nullement accepter ses prémisses anti-illuministes rétrogrades et conservatrices.

En dernière analyse, Adorno se situe plutôt sur le terrain d’une critique interne de l’Aufklärung que sur celui du romantisme. Cela est implicite dans La dialectique de la raison et se trouve ensuite explicité dans des nombreux autres écrits. Par exemple, dans l’essai sur « Critique de la culture et société » (écrit en 1949), Adorno se distingue radicalement de la Kulturkritik conservatrice qui semble rejeter en bloc les Lumières : « On attribue la faute à la Raison (Aufklärung) comme telle, non à la Raison en tant qu’instrument du pouvoir réel ; d’où l’irrationalisme de la critique de la culture ». Celle-ci ne comprend pas que « la réification de la vie n’est pas due à trop mais à trop peu de Raison et que les mutilations que l’actuelle rationalité particulariste fait subir à l’humanité sont les stigmates de l’irrationalité totale. [19] » Il s’agit donc, bel et bien, de sauver l’héritage de l’Aufklärung, en cherchant à fonder une rationalité humaine substantielle, au delà de celle, purement instrumentale, de l’univers capitaliste moderne.

La dialectique Lumières/Romantisme chez Adorno et sa critique de Bloch

Ce choix fondamental ne l’empêche pas, toutefois, de s’approprier de la Kulturkritik, dans ce qu’elle a de légitime : « sous peine de tomber dans l’économicisme (…) la théorie dialectique est obligée d’accueillir en elle la critique de la culture, qui est vraie dans la mesure où elle porte la non-verité à la conscience de soi. « Ainsi, par exemple, « la phrase dénonciatrice de Spengler, selon laquelle l’esprit et l’argent font la paire, est exacte. [20] »

Nous touchons ici à la dialectique entre Lumières et romantisme chez Adorno. En fait, sa stratégie face à la culture romantique est, dans un certains sens, l’inverse de celle de Bloch ; elle est définie dans un passage magnifique et fort éclairant des Minima Moralia : « Une des tâches – non des moindres – devant lesquelles se trouve placée la pensée est de mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste », On peut considérer toute la philosophie de l’histoire d’Adorno comme une tentative de mettre en application ce programme – qu’il formule aussi dans la proposition suivante de la conférence sur le progrès de 1962 : « une théorie du progrès devra intégrer ce qu’il y a de pertinent dans les invectives à l’égard de la foi dans le progrès comme antidote à la mythologie qui le mine ».

Cette stratégie implique une attitude envers le passe qui se distingue profondément de celle des restaurationnistes romantiques: l’objectif n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé. Ce qui signifie que les survivances de l’ancien, du pré-bourgeois, n’ont de valeur que comme ferments du nouveau. Nous ne sommes pas tellement loin, ici, d’Ernst Bloch.

Curieusement, Adorno ne perçoit, dans le camp des critiques romantiques du progrès, que le courant réactionnaire, conservateur, contre-révolutionnaire – une approche qu’il partage avec la plupart des auteurs marxistes, notamment G. Lukács, qui a inventé l’expression « romantisme anticapitaliste » pour désigner une forme culturelle rétrograde ; Adorno ne semble pas se rendre compte de l’existence, dans ce même univers culturel, d’une sensibilité romantique/ révolutionnaire, depuis Rousseau et Blake jusqu’à Ernst Bloch et Walter Benjamin.

La profonde sympathie d’Adorno envers Bloch, mais aussi une certaine réserve, se révèlent dans deux articles qu’il a dédié au philosophe de l’espérance : un essai de 1960 sur la réédition du livre Traces (de 1921), et un autre, de 1965, à propos de L’Esprit de l’Utopie. Dans le premier, l’utopisme de Bloch est l’objet d’un hommage appuyé : « Il est un des très rares philosophes qui ne reculent pas en tremblant à l’idée d’un monde sans domination ni hiérarchie « ; et dans le deuxième, intitulé « L’anse, le pichet et la première rencontre « , on trouve cet aveu émouvant et étonnant, de la part d’un penseur si souvent accusé de « pessimisme « et « défaitisme « : L’Esprit de l’utopie de Bloch « m’apparaissait comme un unique mouvement de révolte contre le défaitisme qui s’étend dans la pensée (…). Je me suis tellement approprié ce motif, antérieurement à tout contenu théorique, que je ne pense pas avoir jamais rien écrit qui ne s’en souvienne, de manière latente ou manifeste » [21]. Une impressionnante reconnaissance de dette !

La méfiance se manifeste envers ce qu’il désigne comme « la tendance contestable de Bloch vers l’occulte » ; d’ailleurs, il compare Geist der Utopie avec « un livre de magie tardif du xviiie siècle », rédigé de la main même de Nostradamus…[22] Il me semble qu’il y a ici un malentendu : l’intérêt, la fascination même de Bloch pour les hérésies gnostiques ou la Kabbale ne relève pas vraiment d’une adhésion à l’« occultisme », mais de la tentative de sauver – sur ce terrain comme sur celui des religions ou des mythologies – l’excédent utopique, le rêve-éveillé.

Adorno semble avoir des difficultés à saisir la signification du romantisme dans l’œuvre de Bloch ; certes, il note sa filiation avec Schelling, et la présence, au cœur de son concept d’utopie, de « la nostalgie d’un passé irrémédiablement perdu, dont on ne saurait sérieusement désirer le retour ». Mais cette sympathie de Bloch pour le rustique et l’archaïque, il ne le situe pas par rapport à la tradition romantique, mais la compare avec l’expressionisme du Blaue Reiter ; d’ailleurs, en dernière analyse, Bloch serait « un philosophe expressionniste « qui proteste contre la réification du monde [23]. Cette définition est trop restrictive, non seulement parce que l’expressionisme comme mouvement artistique était trop hétérogène pour avoir une « philosophie « , mais aussi parce que l’ambition philosophique et politique de Bloch dépasse de loin les limites historiques et culturels de l’expressionisme..

Les difficultés d’Adorno a saisir certains aspects de la pensée de Bloch, malgré sa sympathie évidente, et certaines intuitions profondément justes, renvoie à son refus de reconnaître l’existence d’un courant romantique révolutionnaire, qui intègre certains acquis des Lumières, tout en rejetant les fondements même de la civilisation (capitaliste) moderne.

En conclusion : on trouve à l’œuvre, aussi bien chez Bloch que chez Adorno, une dialectique sui generis entre le romantisme (comme Weltanschauung) et l’Aufklärung. Ce qui les distingue – assez profondément – c’est que le premier tente de mettre la force critique des Lumières au service du « courant chaud « romantique, tandis que le deuxième, inversement, se propose de mettre la puissance protestataire du romantisme au service des objectifs des Lumières…Libre à chacun de juger si ces deux démarches sont ou pas compatibles et complémentaires.

Michael Löwy


[1]. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage (en collaboration avec Robert Sayre), Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.

[2] Sur le concept de « Romantisme révolutionnaire » je renvoie au numéro de la revue Europe (2004, n° 900) sur ce thème, que j’ai organisé avec mon ami Max Blechman.

[3]. I. Berlin, « The Counter-Enlightenment » in Against the Current. Essays in the History of Ideas, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 6-20.

[4]. J’ai publié cet entretien en annexe de mon livre Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de Lukacs 1909-1929, Paris, puf, 1976, p. 294.

[5]. E. Bloch, Geist der Utopie (1918), Frankfurt, Suhrkamp, 1985, p. 28-32 & 41-42.

[6]. Dès décembre 1956, le quotidien du parti officiel, Neues Deutschland écrivait : « la philosophie de Bloch sert objectivement à des buts politiques réactionnaires » (cité dans A. Münster, « Introduction » in Tagträume von aufrechtem Gang. Sechs Interviews mit E. Bloch, Frankfurt, Suhrkamp, 1978, p. 11).

[7]. Voir l'article de Jack Zipes sur Bloch dans Telos, 1983, n° 58. La page en question se trouve dans le ch. 41 (« Les paysages de souhait ») du volume 2, dans la section intitulée « Bruno ou l’œuvre d’art infinie ».

[8]. PE, I, p. 16.

[9]. PE, I, p. 183 ; II, p. 204-205, 298 & 349-352.

[10]. PE, I, p. 17 ; II, p. 266, 293 & 410. Voir J. Habermas, « Un Schelling marxiste » in Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 193-214.

[11]. PH, III, p. 1606-1621.

[12]. Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Frankfurt, Suhrkamp, 1979, III, p. 1408, 1412-1413 & 1524 (désormais noté PH, suivi du tome et de la page). Il s’agit d’un thème largement développé dans l’ouvrage L’athéisme dans le christianisme, Paris, Gallimard, 1981.

[13]. PE II, p. 66-67 & 82-87 ; PH, III, p. 1454, 1519-1526 & 1613.

[14]. Max Horkheimer & Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 57 & 100.

[15]. La dialectique de la raison, p. 17-25, 141 & 169.

[16]. Cf. Eugen Lunn, Marxism and Modernism : An Historical Study of Lukács, Brecht, Benjamin and Adorno, Berkeley, California University Press, 1982, pp. 211-212. Selon Lunn, Adorno était un « mandarin de gauche » motivé par un anti-capitalisme « »aristocratique/socialiste ».

[17]. Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986, p. 82-101.

[18]. Prismes, p. 37-58.

[19]. Prismes, p. 12.

[20]. Prismes, p. 13 & 16.

[21]. T.-W. Adorno, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1999, p. 168 & 387.

[22]. Notes sur la littérature p. 164 & 385

[23]. Notes sur la littérature p. 164 & 393.

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