jeudi 24 juin 2010

Richard Wagner : Un rédempteur universel dans le rôle de l’anarchiste (2)


Critique de la religion, inspirée du premier socialisme, dans le Jésus de Nazareth de Richard Wagner (1849) - deuxième partie : A la recherche du véritable sujet de la révolution

La transformation révolutionnaire a besoin d’un sujet. Pour bénéficier d’une compréhension générale, il faut que celui-ci soit de nature mythique. Toutefois, pour que ce sujet ait un impact sur la réalité, il faut qu’il provienne de l’état précédant l’histoire (il faut qu’il ne soit pas inscrit dans l’histoire mais qu’il se manifeste néanmoins dans le cours de la vie sociale). Il ne peut pas s’agir d’un individu au sens littéral, car il lui manquerait sinon ce caractère symbolique de représentant qui fait de lui l’expression du peuple.

Wagner a envisagé plusieurs candidats pour ce genre d’hybride mythico-historique, les uns après les autres et parfois simultanément. Il s’agissait presque sans exception de grandes figures de souverains car, de même que pour de nombreux romantiques avant lui et parallèlement à lui, son engagement républicain ne l’empêchait nullement d’espérer une « royauté du peuple » réformée, voire l’apparition d’un « homme de la Providence ». De 1841 à 1843 il pensait au Hohenstaufen Manfred, le fils préféré de Frédéric ii, dont on attendait qu’il rétablit dans son ancienne splendeur le Saint Empire romain germanique en décomposition, et qui échoua en raison de diverses fatalités et d’un aveuglement causé par un amour démentiel. « (« Liebeahnsinn ! Plonasmus !/ Liebe ist ja schon ein Wahnsinn ! » [Folie de l’amour ! Pléonasme ! /L’amour déjà est une folie !]) » Simultanément et peu de temps après, Wagner prêta (dirigea) son attention à (vers) Frédéric II même, cet « empereur admirable [...] qui mène désespérément de vaines luttes contre la stupidité déchaînée de son siècle, lui la suprême expression de l’idéal allemand ». L’étude de cette idée céda devant l’intérét suscité par Frédéric Barberousse, « L’idée de souverain [...] représentée dans sa plus grande et sa plus terrible importance » , qui échoua lui aussi, mais qui se maintint dans une apparence de vie grâce aux espérances mythiques « de son peuple » qui souhaiterait ardemment son retour dans l’avenir, comme porteur « d’un temps meilleur ».

Toutefois, dans l’imagination de Wagner, infatigablement au travail, (la matière des) l’objet “Hohenstaufen” se trouve progressivement refoulée par « l’attrait bien plus puissant qu’exerçait sur [s]on esprit le côté mythique d’un autre sujet du même genre, dans la légende des Nibelungen et de Siegfried ». Wagner fait s’écrier le peuple aspirant à être délivré de la malédiction du trésor : « Quand reviendras-tu, Frédéric, magnifique Siegfried ! pour vaincre le mauvais monstre qui ronge l’humanité ? », achevant ainsi de contaminer les sources. Pourtant la réponse à la question est révolutionnaire : elle fait appel à l’énergie du peuple pour se délivrer lui-même et demande de laisser l’empereur en paix dans sa montagne du Kyffhäuser. Siegfried est le héros et la voix de ce peuple qui agit par lui-même, car il est libre par rapport à la volonté des dieux et libéré de leur pouvoir. Dans le projet de l’été de 1848, (Les Wibelungen, histoire universelle tirée de la légende , Wagner a montré, en manipulant audacieusement la légende et l’histoire et en déformant sauvagement les étymologies de certains noms, comment il se représente le lien entre la légende de Siegfried et celle de Barberousse, de même que la transition entre la « royauté originelle » mythique et un rédempteur révolutionnaire et humain (Siegfried) : le trésor est interprété comme la forme matérialisée de la « justification idéelle » de la souveraineté , mais il aurait dégénéré en « propriéte réelle », en propriété privée, lors de la disparition de ce droit. De nos jours, ce basculement sauterait aux yeux dans les systèmes ploutocratiques des États capitalistes : mais le « pauvre peuple » rêverait de l’apparition d’une communauté, libérant de nouveau l’individu de la domination de la chose inanimée et éliminant « la dépréciation de plus en plus grande de l’homme en regard de l’appréciation toujours croissante de la propriété ». Siegfried est la figure capitale de cette transition. Avec le triomphe sur le monde suprasensible, elle transmet en même temps à une humanité sécularisée l’éxigence de légitimité qu’elle incarne. De ce point de vue, Siegfried est un “libérateur” y compris de l’idée de libération elle-même (comme plus tard Parsifal ).

C’est ainsi que la Philosophie de la mythologie de Schelling l’avait déjà distingué. Schelling pense que les époques du processus mythologique sont « distribuées comme des rôles aux différents peuples ». Ce serait Siegfried qui remplirait dans celle de l’antiquité germanique et scandinave le rôle même que détenaient le serviteur de Dieu (ou bien le Messie) dans la tradition hébraique et Héraclès dans la mythologie grecque. Il est fils ou petit-fils du dieu suprême et d’une mère mortelle : c’est par là que s’explique la jalousie de Fricka ou d’Héra. Il expie pour la faute d’autrui, il est chargé de peines et de souffrances au nom d’autrui, voire il libère la conscience de l’homme de la soumission exclusive à la tyrannie du dieu absolu (Wotan, Jéhovah, Cronos). Il faut qu’il apparaisse d’abord sous les traits du seviteur, afin de ne pas irriter le père. Mais après les tourments auxquels le condamnent ses bienfaits envers l’hom¬me (et qui s’achèvent par sa mort), il acquiert le droit d’être dorénavant élevé. Il est le libérateur, le sauveur, celui qui rétablit dans des conditions post-mythologiques le “royaume de Dieu” déchu. Il est en cela (comme son frère Dionysos) un prédécesseur du Christ.

C’était aussi la conviction de Wagner. Un trait qu’il a ajouté à son nouveau sauveur du peuple, fut moins ce que l’on a appelé son caractère socio-révolutionnaire. On entend plutôt par socio-révolutionnaire l’action symbolique que Wagner projetait à la fin de L’Œuvre d’art de l’avenir : Wieland le forgeron, l’habile artisan, cruellement privé des fruits de son travail par Neiding (le représentant du pouvoir de l’État), possède en tant qu’ouvrier le pouvoir véritable et, à la fin, il prend possession de ses fruits (en même temps que de la bien-aimée) avec une force victorieuse. Cette action est “symbolique”, car Wieland représente le peuple à qui l’on adresse la parole comme étant le véritable auteur de la fable : « ce Wieland, c’est toi-même ! Forge tes ailes et prends ton essor ! »

Manfred Frank _ 14 avril 2010

mardi 22 juin 2010

Richard Wagner : Un rédempteur universel dans le rôle de l’anarchiste (1)


Critique de la religion, inspirée du premier socialisme, dans le Jésus de Nazareth de Richard Wagner (1849)

Wagner a travaillé à Dresde au début de l’année 1849 au projet d’une “tragédie” en cinq actes, Jésus de Nazareth, conçue pour « la scène idéale de l’avenir ». Cette datation correspond à sa propre indication dans les Annales et contredit celle de la première édition (“1848”). Des comparaisons graphologiques montrent également que le manuscrit n’est pas antérieur à janvier et se situe très vraisembablement, à en juger par l’espace séparant deux annotations du journal d’Eduard Devrient, entre le 31 mars et le 16 avril 1849. Wagner a noté au dos d’une feuille éliminée de la partition de Lohengrin une phrase destinée au 2e acte : “Le Christ dans le bateau”. Étant donné qu’il eut encore pendant un certain temps l’intention de composer un opéra pour Paris, et même en langue française, le sous-titre de “projet poétique” prête à confusion.

Le manuscrit se compose de deux moitiés. La première esquisse l’action en cinq actes, articulée en fonction des lieux où elle se déroule (i : Tibériade en Galiléeii : Au bord du lac de Génézarethiii : Jérusalem, salle dans le palais de justice ; [puis] Place devant le grand escalier du Temple – iv : Une pièce, la table est préparée pour la Cène ; [puis] Le Jardin du Mont des Oliviers – v : Place devant le palais de Pilate). La seconde moitié du manuscrit, largement plus volumineuse, accumule des citations des textes évangéliques et les insère dans des réflexions libres à caractère souvent socio-philosophique.

Wagner a envisagé, puis fini par rejeter, ce projet sur Jésus comme une station dans sa recherche d’un représentant idéal de ses idées révolutionnaires. Je vais d’abord parler de cette recherche. Je mettrai ensuite en lumière certains traits caractéristiques du projet de drame et chercherai les raisons de sa singulière hésitation entre son ancrage dans l’ici-bas et sa fuite du monde. Un coup d’œil sur les sources et modèles le plus importants, ainsi que sur ce que Wagner en fit, constituera la conclusion. Il s’avère que son “rédempteur” spirituel et séculaire porte certains traits de l’esprit anarchique de Bakounine. Plus de 150 ans après la participation de Wagner à la révolte de mai à Dresde cela vaut d’être rappelé à la mémoire.

A la recherche du véritable sujet de la révolution

La transformation révolutionnaire a besoin d’un sujet. Pour bénéficier d’une compréhension générale, il faut que celui-ci soit de nature mythique. Toutefois, pour que ce sujet ait un impact sur la réalité, il faut qu’il provienne de l’état précédant l’histoire (il faut qu’il ne soit pas inscrit dans l’histoire mais qu’il se manifeste néanmoins dans le cours de la vie sociale). Il ne peut pas s’agir d’un individu au sens littéral, car il lui manquerait sinon ce caractère symbolique de représentant qui fait de lui l’expression du peuple.

Wagner a envisagé plusieurs candidats pour ce genre d’hybride mythico-historique, les uns après les autres et parfois simultanément. Il s’agissait presque sans exception de grandes figures de souverains car, de même que pour de nombreux romantiques avant lui et parallèlement à lui, son engagement républicain ne l’empêchait nullement d’espérer une « royauté du peuple » réformée, voire l’apparition d’un « homme de la Providence ». De 1841 à 1843 il pensait au Hohenstaufen Manfred, le fils préféré de Frédéric ii, dont on attendait qu’il rétablit dans son ancienne splendeur le Saint Empire romain germanique en décomposition, et qui échoua en raison de diverses fatalités et d’un aveuglement causé par un amour démentiel. « (« Liebeahnsinn ! Plonasmus !/ Liebe ist ja schon ein Wahnsinn ! » [Folie de l’amour ! Pléonasme ! /L’amour déjà est une folie !]) » Simultanément et peu de temps après, Wagner prêta (dirigea) son attention à (vers) Frédéric ii même, cet « empereur admirable [...] qui mène désespérément de vaines luttes contre la stupidité déchaînée de son siècle, lui la suprême expression de l’idéal allemand ». L’étude de cette idée céda devant l’intérêt suscité par Frédéric Barberousse, « L’idée de souverain [...] représentée dans sa plus grande et sa plus terrible importance » , qui échoua lui aussi, mais qui se maintint dans une apparence de vie grâce aux espérances mythiques « de son peuple » qui souhaiterait ardemment son retour dans l’avenir, comme porteur « d’un temps meilleur ».

Toutefois, dans l’imagination de Wagner, infatigablement au travail, (la matière des) l’objet “Hohenstaufen” se trouve progressivement refoulée par « l’attrait bien plus puissant qu’exerçait sur [s]on esprit le côté mythique d’un autre sujet du même genre, dans la légende des Nibelungen et de Siegfried ». Wagner fait s’écrier le peuple aspirant à être délivré de la malédiction du trésor : « Quand reviendras-tu, Frédéric, magnifique Siegfried ! pour vaincre le mauvais monstre qui ronge l’humanité ? », achevant ainsi de contaminer les sources. Pourtant la réponse à la question est révolutionnaire : elle fait appel à l’énergie du peuple pour se délivrer lui-même et demande de laisser l’empereur en paix dans sa montagne du Kyffhäuser. Siegfried est le héros et la voix de ce peuple qui agit par lui-même, car il est libre par rapport à la volonté des dieux et libéré de leur pouvoir. Dans le projet de l’été de 1848, (Les Wibelungen, histoire universelle tirée de la légende, Wagner a montré, en manipulant audacieusement la légende et l’histoire et en déformant sauvagement les étymologies de certains noms, comment il se représente le lien entre la légende de Siegfried et celle de Barberousse, de même que la transition entre la « royauté originelle » mythique et un rédempteur révolutionnaire et humain (Siegfried) : le trésor est interprété comme la forme matérialisée de la « justification idéelle » de la souveraineté , mais il aurait dégénéré en « propriété réelle », en propriété privée, lors de la disparition de ce droit. De nos jours, ce basculement sauterait aux yeux dans les systèmes ploutocratiques des États capitalistes : mais le « pauvre peuple » rêverait de l’apparition d’une communauté, libérant de nouveau l’individu de la domination de la chose inanimée et éliminant « la dépréciation de plus en plus grande de l’homme en regard de l’appréciation toujours croissante de la propriété ». Siegfried est la figure capitale de cette transition. Avec le triomphe sur le monde suprasensible, elle transmet en même temps à une humanité sécularisée l’exigence de légitimité qu’elle incarne. De ce point de vue, Siegfried est un “libérateur” y compris de l’idée de libération elle-même (comme plus tard Parsifal ).

C’est ainsi que la Philosophie de la mythologie de Schelling l’avait déjà distingué. Schelling pense que les époques du processus mythologique sont « distribuées comme des rôles aux différents peuples ». Ce serait Siegfried qui remplirait dans celle de l’antiquité germanique et scandinave le rôle même que détenaient le serviteur de Dieu (ou bien le Messie) dans la tradition hébraïque et Héraclès dans la mythologie grecque. Il est fils ou petit-fils du dieu suprême et d’une mère mortelle : c’est par là que s’explique la jalousie de Fricka ou d’Héra. Il expie pour la faute d’autrui, il est chargé de peines et de souffrances au nom d’autrui, voire il libère la conscience de l’homme de la soumission exclusive à la tyrannie du dieu absolu (Wotan, Jéhovah, Cronos). Il faut qu’il apparaisse d’abord sous les traits du serviteur, afin de ne pas irriter le père. Mais après les tourments auxquels le condamnent ses bienfaits envers l’homme (et qui s’achèvent par sa mort), il acquiert le droit d’être dorénavant élevé. Il est le libérateur, le sauveur, celui qui rétablit dans des conditions post-mythologiques le “royaume de Dieu” déchu. Il est en cela (comme son frère Dionysos) un prédécesseur du Christ.

C’était aussi la conviction de Wagner. Un trait qu’il a ajouté à son nouveau sauveur du peuple, fut moins ce que l’on a appelé son caractère socio-révolutionnaire. On entend plutôt par socio-révolutionnaire l’action symbolique que Wagner projetait à la fin de L’Œuvre d’art de l’avenir : Wieland le forgeron, l’habile artisan, cruellement privé des fruits de son travail par Neiding (le représentant du pouvoir de l’État), possède en tant qu’ouvrier le pouvoir véritable et, à la fin, il prend possession de ses fruits (en même temps que de la bien-aimée) avec une force victorieuse. Cette action est “symbolique”, car Wieland représente le peuple à qui l’on adresse la parole comme étant le véritable auteur de la fable : « ce Wieland, c’est toi-même ! Forge tes ailes et prends ton essor ! »


Manfred Frank, 14 mars 2010